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L'espace du livre et l'espace de l'œuvre:

la dissociation argumentative comme architectonique de l'espace littéraire

  

Pour l'un comme pour l'autre*, écrire représentait – de la façon la plus aiguë – un moyen de se situer hors du temps.

[* Il s'agit de Marcel Proust et de Raymond Roussel.]

(Michel Leiris, Lettre à Zette, 19 novembre 1939, dans La règle du jeu, p. 1296)

 Cette étude considère L'espace littéraire de Maurice Blanchot comme une argumentation en faveur de l'idée que l'œuvre crée un espace, espace dont une caractéristique essentielle est celle d'arracher l'auteur, comme le lecteur, au temps quotidien, de les immerger, de manière distincte et parfois semblable, à un monde dont l'agencement ne suppose plus de temps vécu, n'étant qu'une ouverture infinie de voies à prendre ou à laisser, biffurcations douloureuses, car en suivre une, c'est renoncer à une autre et renoncer à une autre, c'est renoncer à une possible existence. Espace où les retours ne sont jamais possibles en raison de l'inexistence de la dimension temporelle même, remplacée par les extrêmes présences de l'auteur et du lecteur au centre vagant de cette situation. D'où, paraît-il, tout autre existence est exclue, le critique y compris.

La notice sur la quatrième de couverture de l'une des éditions de L'Espace littéraire de Maurice Blanchot propose la présentation suivante de l'ouvrage:

Le livre de Maurice Blanchot n'est pas seulement un essai d'élucidation de la création littéraire et artistique, mais encore une recherche précise de ce qui est en jeu pour l'homme d'aujourd'hui, par le fait que «quelque chose comme l'art ou la littérature existe»: descente vers la profondeur, approche de l'obscurité, expérience de la solitude et de la mort. L'auteur interroge les œuvres de Mallarmé, de Kafka, de Rilke, de Hölderlin et de bien d'autres; il n'existe peut-être pas de méditation aussi rigoureuse, aussi riche, sur les conduites créatrices dans toute l'histoire de la critique. [1]

L'étude proposée ici se donne pour tâche de soutenir – à propos de L'espace littéraire de Maurice Blanchot – un point de vue apparenté à celui qui est présenté ci-dessus. L'espace littéraire peut être vu comme un essai, mais il est aussi une recherche précise: c'est dans ce sens que je suggère d'approcher et de saisir cet ouvrage comme recherche d'une théorie de la littérature et de l'œuvre d'art, comme discussion critique autour du problème de la littérature et de la création artistique. L'espace littéraire n'est pas simplement un essai, bien qu'il puisse être lu ainsi à un premier niveau. Il ne propose pas seulement d'«élucider», de tirer au clair la notion de littérature. Il le fait tout en remettant en question les fondements de la critique littéraire, les points de départ de tout exercice critique qui prend pour objet l'œuvre littéraire, en indiquant la voie d'approche du texte, la façon particulière dont cet espace qu'est l'œuvre se laisse aborder.

Une constatation concernant le texte de M. Blanchot, constatation qui s'impose dès le début et qui justifie le syntagme «méditation rigoureuse» dont on a pu le caractériser dans l'extrait cité au début de cette étude, est le fait que L'espace littéraire propose des représentations notionnelles définies avec méticulosité et précision, soutenues par des illustrations et des mises en relation, d'une part, entre elles et, d'autre part, avec des notions communes ou des notions utilisées par la critique littéraire. Cette approche de la littérature, que l'on pourrait aisément qualifier de «théorique» pour les raisons mentionnées, se fonde sur des analyses exemplaires d'œuvres littéraires et repose, à mon avis, sur une solide argumentation. Concevoir le texte de Blanchot de cette façon revient à le voir aussi comme expression d'un besoin et d'un désir communicationnel d'ordre critique envers la littérature. Je me propose d'illustrer ces propos m'appuyant sur le concept de "technique argumentative de dissociation", introduit dans la réflexion sur l'argumentation par La Nouvelle rhétorique[2]. Les techniques de dissociation ont pour objectif la désolidarisation des éléments communs à une notion.[3] Dans la terminologie de la Nouvelle rhétorique, on retrouve à la suite d'une dissociation, deux termes, le terme I, représentant l'ancienne notion modifiée, re-construite après qu'on en a dissocié une notion nouvelle, le terme II, proposé pour une valorisation dans le discours.[4]

Le concept de dissociation sera utilisé dans ce qui suit afin de mettre en évidence les mouvements argumentatifs qui permettent de plaider, avec M. Blanchot, en faveur de l'existence d'un espace différent par rapport à l'espace réel, tel que nous le vivons, et à l'espace de la littérature, tel qu'il est souvent représenté dans les ouvrages de critique littéraire.

On peut ainsi proposer de concevoir l'œuvre comme parcours nécessaire de trois états: un état in posse, un état in fieri, un état in esse. En tant que potentialité, en tant que puissance, dans son état in posse, l'œuvre appelle un auteur ou un lecteur qui vienne la faire exister; en se faisant, dans son état in fieri, l'œuvre rejette de plus en plus, à chaque instant de son devenir, l'auteur ou le lecteur qui la font être; à l'instant même où elle est, in esse, elle est son essence même, seule, solitaire, tel que le point central d'un cercle trop rétréci pour y laisser être quelque chose d'autre que ce point, que ce centre. M. Blanchot la voit comme n'existant que par sa solitude, qui est son essence même. Il ne nous en est donné que

 

… la solitude de ce qui n'exprime que le mot être …

(I. La solitude esentielle – La solitude de l'œuvre: 15)

Cette idée est aussi rendue par la dissociation de la notion {existence de l'œuvre}[5]: l'œuvre a une existence qui lui est extérieure, qui se retrouve dans les jugements esthétiques qu'on en donne, dans les appréciations utilitaires, dans les interprétations qui lui sont données. Cette existence ne fait pas l'essence de l'œuvre, c'est quelque chose qui [ne la concerne pas], car l'œuvre:

… est sans preuve, de même qu'elle sans usage. Elle ne se vérifie pas, la vérité peut la saisir, la renommée l'éclaire: cette existence ne la concerne pas, cette évidence ne la rend ni sûre ni réelle, ne la rend pas manifeste.

(I. La solitude esentielle – La solitude de l'œuvre: 15)

Dans l'ouvrage de M. Blanchot pris ici comme point de repère, les références à l'espace sont nombreuses, l'isotopie de la notion {espace} se retrouve bien représentée, et ceci afin de rendre possible l'identification d'un espace particulier par rapport à l'espace tel qu'on le conçoit. M. Blanchot distingue ainsi un espace propre à l'acte de création-écriture-lecture, un espace imaginaire, et donc moins aisément repérable, un espace de re-construction et de re-définition du langage:

… nous retrouvons la poésie comme un puissant univers de mots dont les rapports, la composition, les pouvoirs s'affirment, par le son, la figure la mobilité rythmique, en un espace unifié et souverainement autonome.

(II. Approche de l'espace littéraire – L'expérience de Mallarmé – Parole brute, parole essentielle: 42)

C'est un espace fait de mots, de sons, de rythmes, de figures, autonome par rapport à l'existence extérieure à lui, espace organisé et construit sur la base de ses propres principes et lois et qui ne tient à rien d'autre qu'à cette construction même:

… cette puissante construction du langage, cet ensemble calculé pour en exclure le hasard, qui subsiste par soi seul et repose sur soi-même …

(II. Approche de l'espace littéraire – L'expérience de Mallarmé – Parole brute, parole essentielle: 43)

L'espace tel qu'on le conçoit d'habitude est, dans ma lecture de M. Blanchot, une notion apte à être dissociée en faveur de la distinction d'une autre notion, celle d'{espace de l'œuvre d'art}, un espace imaginaire, invisible, mais non irréel:

… n'est-il pas un autre traducteur, un autre espace où les choses cessent d'être visibles pour demeurer dans leur intimité invisible? Certes, et nous pouvons lui donner hardiment son nom: ce traducteur essentiel, c'est le poète, et cet espace, c'est l'espace du poème, là où il n'y a plus rien de présent, où au sein de l'absence, tout parle, tout rentre dans l'entente spirituelle, ouverte et non pas immobile, mais centre de l'éternel mouvement.

(L'œuvre et l'espace de la mort - Rilke et l'exigence de la mort - L'espace de la mort - L'espace de la mort et l'espace de la parole: 182)

M. Blanchot propose ainsi une représentation que l'on pourrait qualifier de métaphorique, si l'on voulait voir dans la notion d'{espace littéraire} une simple métaphore de la création. Une perspective qui réduit la notion d'{espace littéraire} à une métaphore ne rend pourtant pas raison, à mon avis, au texte de M. Blanchot et nous rend opaque la représentation de la notion {œuvre}. Si, à un niveau purement stylistique, on peut la considérer comme une métaphore, procédé associatif par excellence, au niveau argumentatif on est contraint de la voir comme une dissociation, comme il y en a d'autres cas dans L'espace littéraire. L'{espace du poème} s'articule sur la notion d'{espace}, mais en se distinguant par rapport à celle-ci. Cette distinction ne rejette pas la notion habituelle d'{espace}, mais la replace dans un cadre dialectique. Elle permet de concevoir le poème comme existant dans un endroit qui lui est propre et qu'il crée, qui se traduit par une séparation de tout ce qui n'est pas son essence, qui est détaché du réel, de la réalité. L'espace littéraire est ainsi pour M. Blanchot

… l'espace imaginaire de l'œuvre d'art …

(I. La solitude esentielle – L'interminable, l'incessant: 23)

Cette conception permet de poser une équivalence entre l'œuvre et cet univers construit: l'œuvre est cet univers, elle est cet espace même. La dissociation de l'{espace} se fait ainsi entre {espace réel} et cet {espace imaginaire}, dont la topographie peut être mise en forme par l'acte de création. Espace du langage poétique où il n'y a plus d'usage pragmatique du langage, où l'insoumission aux lois de l'efficacité est totale:

… un espace où s'atténuent les exigences d'efficacité …

 (I. La solitude esentielle – Écrire, note: 32)

Cet espace peut être conçu comme équivalent, pour M. Blanchot, à l'[espace intérieur du monde] dont parle Rilke dans son poème de 1914, cité par Blanchot:

À travers tous les êtres passe l'unique espace:

espace intérieur du monde. Silencieusement volent les oiseaux

tout à travers nous. O moi qui veux croître,

je regarde au dehors et c'est en moi que l'arbre croît! (août 1914)

(IV. L'Œuvre et l'espace de la mort – 3. Rilke et l'exigence de la mort – L'espace de la mort – L'autre côté: 174)

Espace de la conscience, divisible en mauvaise et bonne conscience, l'une, la mauvaise conscience, apte à rendre le monde à l'être, à intégrer l'être au vaste infini du monde; l'autre, la bonne conscience, capable de détacher l'être du monde pour l'intégrer à l'espace pur de la création, l'espace du poème, un espace non plus divisible, qui existe à l'extérieur du moi, mouvement même du mot,

… où les mots cessent d'être visibles pour demeurer dans leur intimité invisible …

(IV. L'Œuvre et l'espace de la mort – 3. Rilke et l'exigence de la mort – L'espace de la mort – L'espace de la mort et l'espace de la parole: 182)

C'est un espace clos qui s'élargit dans l'acte de création qui l'ouvre et qui fait s'en évanouir l'auteur. L'espace “ouvert par la création” exclut l'auteur, suppose son absence, lui reste clos et interdit. L'auteur se situe toujours en dehors de lui, l'auteur le laisse toujours derrière lui et ne peut y revenir. Cet espace lui est inaccessible pour la lecture:

… l'écrivain ne lit jamais son œuvre. Elle est, pour lui, l'illisible, un secret, en face de quoi il ne demeure pas. Un secret, parce qu'il en est séparé.

(I. La solitude essentielle - «Noli me legere» 17)

Ce qui signifie également que l'auteur ne peut plus créer à l'intérieur de cet espace, occupé par l'œuvre qui se fait, espace qui se clôt pour lui à chaque instant:

L'impossibilité de lire est cette découverte que maintenant, dans l'espace ouvert par la création, il n'y a plus de place pour la création

(I. La solitude essentielle - «Noli me legere» 17)

Cet espace qui se ferme derrière l'auteur le pousse en même temps à poursuivre sa création:

… – et, pour l'écrivain, pas d'autre possibilité que d'écrire toujours cette œuvre. Nul qui a écrit l'œuvre, ne peut vivre, demeurer auprès d'elle.

(I. La solitude essentielle - «Noli me legere» 17)

L'opinion commune et celle des critiques – qui oriente et forme souvent le goût du public – tiennent le livre et l'œuvre, de manière indistincte, pour produits de la creátion. On parle souvent de la création d'un écrivain pour faire référence de manière générale à l'ensemble de ses écrits. La distinction proposée par M. Blanchot entre les notions {livre} et {œuvre} a comme rôle d'opposer à l'opinion commune, qui tient les deux notions pour quasi-synonymes, l'idée que Le livre n'est pas l'œuvre:

… L'écrivain écrit un livre, mais le livre n'est pas encore l'œuvre, l'œuvre n'est œuvre que lorsque se prononce par elle, dans la violence d'un commencement qui lui est propre, le mot être, événement qui s'accomplit quand l'œuvre est l'intimité de quelqu'un qui l'écrit et de quelqu'un qui la lit.

(I. La solitude esentielle – L'œuvre, le livre: 15)

En dissociant la notion {création}, M. Blanchot distingue entre son aspect apparent, matériel, sous lequel on peut identifier le {livre}, et son aspect immatériel, essentiel, qui tient à la réalité de la création, la véritable {œuvre}.  Le livre a les apparences de l'œuvre, mais ces apparences sont trompeuses. Le livre est une sorte de [substitut] de l'œuvre, qui s'inscrit dans l'espace matériel, mais n'est en fait qu'une simple [illusion], un reflet qui donne la sensation que l'œuvre est là; l'écrivain

… est tourné, orienté vers la violence ouverte de l'œuvre dont il ne saisit jamais que le substitut, l'approche et l'illusion sous la forme du livre …

(I. La solitude esentielle – La solitude de l'œuvre: 15-16)

La dissociation permet de reconsidérer les deux notions l'une par rapport à l'autre, le critère établi dans le cadre de la dissociation étant représenté par la notion {œuvre}, qui est dissociée de la notion {livre}. Schématiquement, dans les termes de la Nouvelle rhétorique, le processus peut se représenter ainsi:

création

produit fini, matériel

 

livre (illusion de l'œuvre)

processus insaisissable

 

œuvre (-être / essence)

Cette représentation permet de mieux voir de quelle manière il faut se représenter la relation entre les deux éléments, ou termes, de la dissociation, qui ne s'excluent pas l'un l'autre mais se supposent réciproquement. L'ancienne notion {création} est dé-construite par la dissociation: il en résulte le terme I, correspondant à la notion {création-produit}, {livre}, {livre-objet}, {livre-texte}, ou simplement {texte}, qui n;est que l'apparence de la création, trace que celle-ci inscrit dans notre espace commun, et le terme II, correspondant à la nouvelle notion distinguée de l'ancienne, la {création-processus}, l'{œuvre}, l'{œuvre-se-faisant-se-lisant}, seule réalité de la création, mais non plus inscrite dans notre espace habituel. Le livre-objet est délimité et appartient à l'espace réel, tel que nous le connaissons à travers nos sens; le livre-texte s'inscrit dans l'espace par sa corporalité si évidente, par la mise en texte, ensemble de mots et des relations qui les sous-tendent, ensemble des images perceptibles que les mots écrits construisent à eux seuls, d'où une inscription linéaire, architecturale, si l'on veut, du livre dans l'espace réel. Par contre, l'œuvre, elle, ne s'inscrit pas dans cet espace réel perceptible à travers les sens, mais construit son espace à elle, en se faisant (pendant et en tant qu'elle se fait) et dans son existence même.

Pour préciser le statut de la notion {livre}, M. Blanchot la définit de manière implicite, en opérant ainsi une dévaluation de la notion par rapport à celle d'{œuvre}:

L'écrivain appartient à l'œuvre, mais ce qui lui appartient, c'est seulement un livre, un amas muet de mots stériles, ce qu'il y a de plus insignifiant au monde.

(I. La solitude esentielle – L'œuvre, le livre: 16)

Si, dans la première partie de ces propos, la dévaluation est implicitement exprimée par [seulement un livre], dans la deuxième partie elle devient semi-explicite à travers le contenu sémantique des mots utilisés dans la définition proposée du livre, [amas muet de mots stériles], pour être exprimée de manière totalement explicite en fin de compte: [ce qu'il y a de plus insignifiant au monde]. D'autre part, la relation des deux termes avec la notion {espace} est aussi transparente, car l'espace de la création se referme dans un livre et reste ouvert à travers l'œuvre, cet espace se clôt nécessairement en s'ouvrant:

… maintenant, dans l'espace ouvert par la création, il n'y a plus de place pour la création – et, pour l'écrivain, pas d'autre possibilité que d'écrire toujours cette œuvre.

(I. La solitude esentielle – «Noli me legere»: 16)

Dans l'ensemble de L'espace littéraire, d'autres dissociations et des ruptures de liaison contribuent à la délimitation des deux domaines caractéristiques des deux notions. Le rapport dialectique entre les deux notions est évident: le livre peut devenir œuvre [le livre n'est pas encore l'œuvre], tandis que l'existence de l'œuvre est conditionnée par son statut transitoire, provisoire, de livre – livre qui se fait, livre qui se lit, livre qui attend se faire ou se lire, être fait, fini, lu. Le livre a des limites dont l'auteur est conscient, qui dépendent de sa volonté: l'étendue du livre ne tient qu'à lui, c'est un espace qui lui est familier. L'auteur qui fait le livre transforme l'espace autour de lui, et cela, l le sait. Dans le processus de création, il quitte cet espace pour s'inscrire dans celui de l'œuvre qu'il crée, qu'il ne connaît pas, parce qu'il n'a pas la maîtrise de l'œuvre, il n'en connaît ni les limites ni l'étendue ni la texture, car il n'a accès qu'à l'une des faces du tissu, le texte qui se fait, et il soupçonne seulement l'œuvre alors qu'il est toujours à sa recherche, dans un espace qui, d'une part, s'ouvre devant lui et l'attire, et de l'autre, se ferme derrière lui, en l'expulsant:

L'écrivain ne sait jamais si l'œuvre est faite. Ce qu'il a terminé dans un livre, il le recommence ou le détruit en un autre.

(I. La solitude esentielle – L'œuvre, le livre: 14)

Dans Recours au journal, M. Blanchot introduit une dissociation au sein de la notion {livre}, qui permet de distinguer entre le {livre-signe de l'œuvre} et le {livre-journal}. Elle pourrait se schématiser ainsi:

livre

produit de l'activité de création / littérature

 

livre «littéraire»

produit de l'activité de remémoration / quotidien

 

journal

Le journal d'écrivain devient objet de la valorisation argumentative de M. Blanchot, ayant en vue une théorisation de cet objet négligé par la théorie littéraire. La dissociation pratiquée permet de représenter avec une remarquable netteté la notion {journal}, d'en donner une définition, des clarifications, de le rapporter à la création littéraire et à l'activité de l'écrivain. Le journal est, pour l'écrivain, le seul «espace d'écriture» où il lui soit permis de séjourner. Cet espace, s'il le recherche, à la différence de l'espace de l'œuvre, il le trouve, il n'en est pas expulsé:

… à partir du moment où l'œuvre devient recherche de l'art, devient littérature, l'écrivain éprouve toujours davantage le besoin de garder un rapport avec soi. (…) Le Journal n'est pas essentiellement confession, récit de soi-même. C'est un Mémorial. De quoi l'écrivain doit-il se souvenir? De lui-même, de celui qu'il est, quand il n'écrit pas, quand il vit la vie quotidienne, quand il est vivant et vrai, et non pas mourant et sans vérité.

(I. La solitude esentielle – Recours au «journal»: 24-25)

Valoriser le journal par rapport à l'œuvre ne veut pas dire pour M. Blanchot donner plus d'importance à l'un qu'à l'autre. Là n'est pas son but. C'est l'un des traits propres de la dissociation que de donner une certaine présence dans le discours de la notion que l'on souhaite (re)définir et préciser. D'autre part, la dissociation ne détruit pas nécessairement des hiérachies imposées. Elle travaille plutôt à rendre visibles les aspects moins évidents au sein d'une notion et, s'ils présentent des particularités, à les distinguer et à les séparer de la représentation initiale:

(…) Le Journal représente la suite des points de repère qu'un écrivain établit pour se reconnaître, quand il pressent la métamorphose dangereuse à laquelle il est exposé. (…) Le Journal  - … - est souvent écrit par peur et angoisse de la solitude qui arrive à l'écrivain de par l'œuvre. (…) Le Journal enracine le mouvement d'écrire dans le temps … (…) Le journal marque que celui qui écrit n'est déjà plus capable d'appartenir au temps … (…) Il arrive que les écrivains qui tiennent journal soient les plus littéraires de tous les écrivains, mais peut-être précisément parce qu'ils évitent ainsi l'extrême de la littérature, si celle-ci est bien le règne fascinant de l'absence de temps.

(I. La solitude esentielle – Recours au «journal»: 24-25)

La plupart des dissociations de M. Blanchot sont des instruments dialectiques, non des procédés rhétoriques. Elles ne sont pas accompagnées de définitions persuasives, d'expressions qui exploitent tel sens du mot ou fassent appel à des formulations tautologiques, paradoxales, comme c'est souvent le cas des définitions persuasives. C'est en quoi L'espace littéraire est une théorie du livre et de son espace. Ces dissociations servent à construire un système de représentation de la création littéraire, et l'appel aux notions {œuvre}, {livre} est toujours en rapport avec des notions plus matérielles, sans parenté aucune, reliées toutefois dans ce système, telles {espace}, {mot}. La notion {livre} est dissociée parallèlement à la notion {mot}:

Pourquoi cette confiance [de Kafka dans l'écriture]? On peut se le demander. On peut y répondre en pensant que Kafka appartient à une tradition où ce qu'il y a de plus haut s'exprime dans un livre qui est écriture par excellence … Note: Kafka dit à Janouch que «la tâche du poète est une tâche prophétique: le mot juste conduit; le mot qui n'est pas juste séduit; ce n'est pas un hasard si la Bible s'appelle l'Écriture».

(III. L'espace et l'exigence de l'œuvre – Kafka et l'exigence de l'œuvre – Pourquoi l'art est, n'est pas justifié: 24-25)

Une schématisation possible serait la suivante:

livre

écrit

 

autres livres

écriture (par excellence)

 

Bible / Écriture

mot

pas juste – qui séduit

 

les autres

juste – qui conduit

 

tâche du poète

En fin de compte, la tâche de la littérature serait de faire, d'une autre façon, ce que fait la Bible, le livre-Écriture: conduire, guider dans un espace différent, dans un monde qui ne peut être connu que par les seuls actes d'écriture et de lecture.

L'œuvre littéraire n'est pas œuvre avant qu'elle ne soit un endroit habité dans son intimité[6] par l'auteur et par le lecteur se frôlant l'un l'autre. L'auteur et le lecteur ne se rencontrent effectivement jamais dans cet espace, ils ne se connaissent même pas. La «nécessaire» et «souhaitée» rencontre n'a jamais lieu et il est esssentiel à l'œuvre qu'elle n'ait jamais lieu. À des paliers différents, chacun sait que l'autre existe, qu'il y est, que leurs existences parallèles se ressemblent et se déterminent, mais ne se croisent pas. Ils partagent cet espace de façons différentes, leurs actes se conjuguent dans cette intimité perpétuelle. Les actes d'écriture et de lecture sont les seules instances à même de bâtir et préserver, dans les sens les plus simples et concrets des mots, ce lieu d'habitation, d'expression et de compréhension du langage, qui néanmoins  pousse toujours à des interrogations:

l'œuvre est œuvre seulement quand elle devient l'intimité ouverte de quelqu'un qui l'écrit et de quelqu'un qui la lit, l'espace violemment déployé par la contestation mutuelle du pouvoir de dire et du pouvoir d'entendre.

(II. Approche de l'espace littéraire: 43)

L'acte de lecture a un [point de départ] (257) et son existence repose sur l'inscription du lecteur dans un espace auquel ce point appartient. L'inscription du lecteur dans cet espace est

… quelque chose de vertigineux qui ressemble au mouvement déraisonnable par lequel nous voulons ouvrir à la vie des yeux déjà fermés …

(VI. L'œuvre et la communication – I. Lire - «Lazare, veni foras»: 257)

L'engendrement de cet espace apparaît comme un passage de la puissance – tension entre vouloir-dire et dire, d'une part, et entre vouloir-lire et lire, de l'autre – à l'effection[7], acte intégrateur de l'écriture et de la lecture, hors la temporalité réelle, intérieur à lui-même – car il s'habite sans autre partage – et parcours de lui-même, car il se construit en s'habitant. L'œuvre n'est pas le livre, comme le livre n'est pas l'œuvre:

Le livre est donc là, mais l'œuvre est encore cachée, absente peut-être radicalement, dissimulée en tout cas, offusquée par l'évidence du livre, derrière laquelle attend la décision libératrice …

(VI. L'œuvre et la communication – I. Lire - «Lazare, veni foras»: 257)

Cet espace qui s'engendre avec l'œuvre est atemporel et, de ce fait, irrépétable, unique, en-soi. L'œuvre qui n'est pas ceci n'est pas œuvre, elle est œuvre quand elle est cette intimité même, intégration en un être unique de l'auteur et du lecteur qui n'existent qu'en tant qu'instances de leurs actes, simple intériorité de l'un par rapport à l'autre et par rapport à leurs actes, sans degrés[8]. Cet être a l'allure de l'espace où il vit: atemporel, il est partout disséminé et constitutif de cet espace dynamique en dehors du temps, frondeur à l'égard du réel par la résistance qu'il oppose à celui-ci en vertu de son existence même. Espace abstraction, qui abstrait du réel auteur et lecteur, qui les rend abstraits et anonymes, confondus dans quelque chose qui est grâce à eux et par eux, qui les a, qui les consomme, et qui n'est pas l'œuvre sans eux et sans leur violence intromissive. Dès qu'elle les aura consommés, dès que l'œuvre aura permis l'achèvement de l'acte d'écriture et de l'acte de lecture, elle aura consommé son auteur et son lecteur. Elle les aura consommés parce qu'ils ne peuvent plus avoir ces statuts, l'œuvre les ayant expulsés de son espace qu'elle avait partagé avec eux. Elle aussi cesse d'exister, elle se sera auto-dévorée par la consommation de l'espace qui lui était propre et des actes qui lui donnaient l'essence. En reste la trace sous la forme matérielle d'un livre objet, inscrit dans un espace réel qui l'anéantit par le temps qu'il incorpore. La violence de l'acte de lecture, cette [décision libératrice, le Lazare, veni foras] (257), conditionne l'existence de l'œuvre, comme la conditionne la violence de l'acte d'écriture, et elle existe en tant qu'espace évidé du vide qu'il contient et rempli, occupé, par la présence de l'acte de lecture, de l'acte d'écriture, du lecteur, de l'auteur. L'œuvre est un [tombeau] recouvert par [une pierre] (257). D'où le vide que laisse en nous l'acte limite – aussi douloureux, par la reconnaissance d'une impuissance, qu'une décision de suïcide – de refermer un livre. Sortie – tout aussi violente qu'y avait été l'entrée – d'un espace qui rejette auteur et lecteur pour s'abolir, pour redevenir imaginaire pur, absence du réel.

Le lecteur fait naître l'espace imaginaire de l'œuvre à l'instant même où commence  son acte de lecture volontaire, assumé, conscient, douloureux par la reconnaissance des limites de cet espace qu'il pénétre et qu'il découvre, limites vers lesquelles le lecteur sait qu'il est porté dès qu'il franchit le seuil de cet espace qu'il crée et qui le crée. Le lecteur-lisant-le-livre n'y est pas seul, car c'est un espace habité aussi par l'auteur-écrivant-le-livre. Mais il ne communiquent pas, le lecteur ne peut pas adresser des questions à l'auteur, cet espace qu'ils habitent est voué au silence et le silence est requis pour que devienne et s'accomplisse dans cet espace l'œuvre:

La lecture n'est pas une conversation, elle ne discute pas, elle n'interroge pas. Elle ne demande jamais au livre et, à plus forte raison, à l'auteur: «Qu'as-tu voulu dire, au juste? Quelle vérité m'apportes-tu donc?»

(VI. L'œuvre et la communication – I. Lire - «Lazare, veni foras»: 256)

M. Blanchot dissocie entre {lecture} et [lecture véritable]. Celle-là, la lecture du livre non-littéraire, se fait, au contraire, dans un espace toujours ouvert et à tous, qui existe avant même qu'on ait commencé à lire, espace de notre existence quotidienne. Cet espace-là existe aussi avant que l'auteur commence à écrire, il est défini, connu, l'auteur-scripteur-lecteur y a siégé et l'a parcouru en y lisant avant d'y écrire:

Seul, le livre non-littéraire s'offre comme un réseau fortement tissé de significations déterminées, comme un ensemble d'affirmations réelles: avant d'être lu par personne, le livre non littéraire a toujours été lu par tous, et c'est cette lecture préalable qui lui assure une ferme existence.

(VI. L'œuvre et la communication – I. Lire - «Lazare, veni foras»: 256)

Or, la [lecture véritable] du livre artisitique, la {lecture} dont parle M. Blanchot, ouvre un espace différent et inconnu à chaque fois que le lecteur entame le livre, le même, ou que des lecteurs différents l'entament. Comme dans une forêt vierge, il y a un nombre infini de sentiers qu'on peut découvrir sans les connaître à l'avance. La progression linéaire du texte n'est qu'illusoire, et comme le sentier apparent dans la forêt vierge, elle est trompeuse, elle ne mène nulle part tant que le lecteur se demande où elle mène et comment s'y prendre. La lecture n'est pas l'effort d'un lecteur actif, combattant à l'ouverture de chaque parcelle de l'espace où il se meut. Elle n'est pas

un travail de déblaiement allant d'un langage à un autre, ou une marche aventureuse demandant initiative, effort et conquête.

(VI. L'œuvre et la communication – I. Lire - «Lazare, veni foras»: 258)

Elle est un

mouvement lié au désir qui, comme l'inspiration, est un saut, un saut infini …

(VI. L'œuvre et la communication – I. Lire - «Lazare, veni foras»: 257)

Dans la lecture, l'avancement ne doit pas être «œuvré» par la lecteur, il est [liberté sans travail], il est [bonheur] et [légèreté] (258), la lecture est un «Oui» innocent, léger, transparent, irresponsable (258-259), dans un [néant sans consistance] (257), par lequel l'individu qui approche l'acte de lecture se laisse [écraser] (257) pour devenir lecteur, habitant de ce néant même, où il séjournera,

… une zone où l'air lui manque et le sol se dérobe.

(VI. L'œuvre et la communication – I. Lire – Le Oui innocent, léger, de la lecture: 259)

Sans sol, pas de retour possible. Et point de relation avec le monde réel:

… le livre qui a son origine dans l'art, n'a pas sa garantie dans le monde, et lorsqu'il est lu, il n'a encore jamais été lu, ne parvenant à sa présence d'œuvre que dans l'espace ouvert par cette lecture unique, chaque fois la première et chaque fois la seule.

(VI. L'œuvre et la communication – I. Lire - «Lazare, veni foras»: 256)

Le livre, pour le lecteur, comme pour son auteur, est une [enceinte] (256-257), il enferme un espace qui n'est pas celui du monde, où le lecteur est libre de se mouvoir tant qu'il oublie le monde et qu'il en fait abstraction. Et, en même temps, cette enceinte qu'est le livre est encloisonnée par une autre, formée autour de lui par

… la communauté de tous les lecteurs parmi lesquels moi qui ne l'ai pas lu … et … celle de tous les livres …

(VI. L'œuvre et la communication – I. Lire - «Lazare, veni foras»: 256-257)

qui sont autour de lui, qui le protègent et le dissimulent.

Le lecteur sait qu'il (re)trouvera sa mort par expulsion de cet espace. L'œuvre aussi l'appelle, il se voit dire par elle Lazare, veni foras. Il sait aussi que la pierre va refermer le tombeau de l'œuvre, mais qu'en même temps une autre pierre va se poser sur son tombeau de lecteur. D'autre part, le lecteur peut avoir la conscience de la modification, irréversible pour lui, de l'objet de sa lecture:

… cette malade de Pierre Janet, qui ne lisait pas volontiers, parce que, remarquait-elle, «un livre qu'on lit devient sale».

(VI. L'œuvre et la communication – I. Lire: 251)

L'acte de lecture est unique, car il est créateur d'espace pur, inconnu aux autres, inaccessible qu'au lecteur. On dit souvent que le lecteur réécrit le livre, que l'acte de lecture est un acte d'écriture, ce qui, dans les termes de la Nouvelle rhétorique reviendrait à associer l'acte de lecture à l'acte d'écriture. M. Blanchot ne le voit pas ainsi. Par une rupture de liaison, qui détruit les bases mêmes de cette association acceptée par l'opinion commune, l'acte de lecture se représente dans l'espace littéraire comme essentiellement différent par rapport à l'acte d'écriture:

Lire, ce serait donc, non pas écrire à nouveau le livre, mais faire que le livre s'écrive ou soit écrit, - cette fois sans l'intermédiaire de l'écrivain, sans personne qui l'écrive.

(VI. L'œuvre et la communication – I. Lire: 254)

Il n'y a pas effectivement de communication entre l'auteur et le lecteur par l'intermédiaire du livre, il n'y a que le livre tel qu'il se présente au lecteur, dénué de toute présence, de toute existence d'un acte d'écriture antérieur à la lecture. Le livre est là, devant le lecteur, dans l'espace réel, et son existence comme objet, son inscription dans cet espace est conditionnée par tout ce qui lui est extérieur. Par contre, son existence comme œuvre se retrouve dans l'acte de lecture qui dépend essentiellement du lecteur qui le fait vivre à travers sa prise en considération comme objet apte à être lu, modifié, par un être quelconque qui assume consciemment le rôle de lecteur et la tâche qui lui incombe, qui assume volontairement un devoir qui l'abstrait de l'espace réel et l'introduit dans un autre espace qui n'appartient qu'au livre, au lecteur et à l'acte qui les conjugue. Cet espace violemment ouvert par le lecteur n'est conditionné par rien qui lui soit extérieur, il rend le livre, le lecteur et l'acte de lecture dépendants l'un de l'autre. Point de lecture possible sans livre et sans lecteur associés dans un geste ordinaire, commun: le-lecteur-lisant-et-le-livre-en-train-de-se-lire. Point d'auteur, là. Combien de fois n'a-t-on pas regretté d'avoir "oublié le livre à la maison", un livre qu'on aurait pu lire en le prenant avec soi? Combien de lectures ratées pour avoir oublié à un certain moment un certain livre ou simplement pour l'avoir négligé ou avoir ignoré qu'il existait? Combien de non-inscriptions dans des espaces ainsi annulés, négligés, oubliés, ignorés, non-évidés de leur vide, non-ouverts? Combien de tombeaux enfermant chacun des œuvres et des lecteurs gisant(s).non ressuscités par le Lazare, veni foras.

Le lecteur est autre avec chaque livre-objet qu'il entame. Le lecteur n'est pas moi, je suis autre quand je prends la décision de me livrer à la lecture. Le lecteur est un être étranger à moi, qui s'en détache et me laisse informe et transparent aux autres, il naît de mon acte individuel volontaire d'expulsion du réel de quelque chose qui n'est pas moi, sortie violente du moi et de l'espace-temps réel, qui ne me laisse plus exister pour les autres comme ils n'existent plus pour moi parce que je n'y reste plus le même. Cet acte volontaire est pour partie induit par l'existence de l'objet livre, créateur de vide dans l'espace-temps réel qui, à la différence des autres vides occupés par les objets mêmes qui les créent, peut être occupé à la fois par le livre-objet et par l'œuvre où le lecteur retrouve son unique lieu d'existence confondu à l'œuvre et le partageant avec l'auteur. Ce vide m'absorbe le lecteur que je crois pouvoir être et me rend insignifiant à l'œuvre, car l'œuvre ne s'intéresse qu'au seul lecteur, non pas à moi. Pas d'identification possible entre le lecteur et moi quand je lis. Quand le lecteur est en puissance en moi, il m'habite, quand je décide à le faire vivre, j'accepte ma dé-faite, je le laisse faire, il ne m'habite plus et je ne suis plus lui. Il s'aventure dans un monde que je ne connais pas et qui ne m'est pas accessible, à moi. Un monde qui n'est accessible qu'à lui à force de se défaire de moi et de ce qui signifie ou aurait un sens pour moi. Il pénètre cet espace qui est fermé à qui que ce soit d'autre que lui. Les sens extérieurs, pré-existants sont abolis dans cet espace; les sens se créent par l'acte de lecture qui efface, à l'instant même où il se met en place, comme l'acte d'écriture, toute relation avec ce qui est extérieur à cet espace:

… un espace où, à proprement parler, rien n'a encore de sens, vers quoi cependant tout ce qui a sens remonte comme vers son origine.

(VI. L'œuvre et la communication – Lire – «Lazare, veni foras»: 258)

L'acte de lecture et l'acte d'écriture maintiennent cet espace ouvert – c'est en quoi ils se ressemblent – pour n'y accueillir que l'œuvre qui pourra à elle seule remplir de sens le vide autour de l'auteur et du lecteur.

La pureté et l'originalité de cet espace viennent de sa totale abstraction du monde de ce qui est, tout rempli de finalités et de significations. Or, cet espace qui se crée sans que les objets à son intérieur aient de finalité aucune, sans que les sens soient en rapport avec quoi que ce soit d'extérieur à lui (sans qu'il y ait même de sens dans le sens usuel du mot). Cet espace est seul à restituer – par opposition à l'espace extérieur et réel – la véritable signification de ce qu'il y a en dehors de lui:

L'artiste et le poète ont comme reçu mission de nous rappeler obstinément à l'erreur, de nous tourner vers cet espace où toute ce que nous nous proposons, tout ce que nous avons acquis, tout ce que nous sommes, tout ce qui s'ouvre sur la terre et dans le ciel, retourne à l'insignifiant, où ce qui s'approche, c'est le non-sérieux et le non-vrai, comme si peut-être jaillissait là la source de toute authenticité.

(VII: La Littérature et l'expérience originelle – L'expérience originelle – Retour à la question, note: 332)

L'art, la création, ont comme «programme» la construction de leur propre espace, qui n'est pas simplement, comme on le croit souvent, un espace imaginaire peuplé d'êtres construits par l'auteur et perçus et représentés par le lecteur. L'espace propre de la création n'est ni réel ni irréel, il est imaginaire: il est dans l'imagination, il existe dans l'existence même des actes imaginaires – constructeurs d'images et d'espaces - d'écriture et de lecture, tout comme l'œuvre est. C'est un espace essentiel, un espace de l'essence, construit par exercice,

… mais cet exercice est l'esprit, la pureté de l'esprit, le point pur où la conscience, ce pouvoir vide de s'échanger contre tout, devient un pouvoir réel, enferme en des limites stricte l'infini de ses combinaisons et l'étendue de ses manœuvres.

(IV: L'œuvre et l'espace de la mort – I. La mort possible – Le mot expérience: 106)

 

 

L'espace du livre qui se fait n'est pas l'espace du livre qu'on lit. Le lecteur et l'écrivain pénètrent leur espace du livre de manière singulière et en aucun cas leur cheminement n'est facile à suivre ou à décrire. Cet espace est vécu par les deux comme expérience. En rappelant les échecs de l'écriture automatique d'André Breton, Blanchot évoque le tourment de l'artiste en passe de «faire œuvre» et se laisser guider en même temps par l'inspiratin. Se mouvoir entre les deux, dans un espace par lui seulement connu, mais à travers le passage qu'il y fait, est le risque et le bonheur de l'artiste:

Expérience tourmentée, qui ne peut être poursuivie que sous le voile de l'échec, et pourtant , si l'expérience est le mouvement infiniment risqué qui ne peut réussir, ce qui sort d'elle, nous l'appelons  bonheur, et cette pauvreté aride devient la plénitude de l'inspiration …

(V. L'inspiration – III. L'inspiration, le manque d'inspiration – L'œuvre, la voie vers l'inspiration: 245)

Cette expérience, M. Blanchot se la représente comme un espace, du moins telle est ma lecture, soutenue par les fréquentes références à tout ce qui ne peut être conçu qu'en rapport avec l'espace: cette expérience est [mouvement], l'artiste rencontre son existence d'artiste [au sein] de l'expérience, la persévérance de l'artiste se déploie [dans l'espace de ce sans valeur] (245), l'œuvre sait [d'où elle vient], rechercher l'œuvre et l'essentiel à dire revient pour l'artiste à se [rapprocher toujours plus de l'origine] (246), avec le grand soin et également l'intuition artistique de

se tenir et se maintenir là où la possibilité se joue, où le risque est essentiel, où l'échec menace … c'est là qu'elle pousse l'artiste, loin d'elle et loin de son accomplissement …

(V. L'inspiration – III. L'inspiration, le manque d'inspiration – L'œuvre, la voie vers l'inspiration: 246)

Quand M. Blanchot parle d'{espace littéraire}, ce n'est pas une métaphore dont il fait usage; l'expression, le terme est utilisé dans son sens on ne peut plus propre, car l'œuvre est pour l'artiste [voie vers inspiration], et ce n'est pas l'inspiration qui est la voie vers l'œuvre. C'est dans cet espace de l'œuvre que l'expérience vécue par l'artiste retrouve l'inspiration, et l'erreur en fait partie, tout en remettant l'auteur sur ses pas, en ne le laissant jamais renoncer à cette exigence qui est celle de l'œuvre qui se fait. L'idée est soutenue par les mots de Rilke, dans une lettre à Clara Rilke:

… nous devons nous livrer aux épreuves les plus extrêmes, mais aussi, semble-t-il, n'en souffler mot, avant de nous enfoncer dans notre œuvre, ne pas les amoindrir en les communiquant, car l'unique, ce que nul autre ne comprendrait et n'aurait le droit de comprendre, cette sorte d'égarement qui nous est propre, doit s'insérer dans notre travail, pour devenir valable et révéler sa loi, dessin original que, seule, la transparence de l'art rend visible …

(V. L'inspiration – III. L'inspiration, le manque d'inspiration – L'œuvre, la voie vers l'inspiration: 246)

L'espace du livre, c'est le tombeau de l'œuvre scellé par une pierre. Il incombe au lecteur, comme il a incombé à l'auteur, de lever la pierre pour pénétrer l'espace de l'exercice, de l'expérience de ressuscitation de l'œuvre et de lui-même, de la mise au monde imaginaire de la littérature de l'absence, de la question ouverte et de la réponse non vraie, non sérieuse, de l'erreur, d'un néant, d'un espace sans commencement ni fin, où l'intimité, l'en-dedans, remettent en question le temps, qui s'occupe lui-même en se niant et en laissant vivre atemporellement l'œuvre.

 

 

Bibliographie  :

 

Perelman Chaïm et Olbrechts-Tyteca Lucie, La Nouvelle rhétorique. Traité de l'argumentation, 2 tomes, Paris, Presses Universitaires de France, 1958, 734 p.



[1] Blanchot Maurice, L'espace littéraire, Paris, Éditions Gallimard, «Folio-Essais», 1955 (impression Bussière mars 2005). Toutes les citations dans le corps de l'article sont de cette édition.

[2] Perelman Chaïm et Olbrechts-Tyteca Lucie, La Nouvelle rhétorique. Traité de l'argumentation, 2 tomes, Bruxelles, Université de Bruxelles, 1958.

[3] La dissociation a comme résultat la construction d'une nouvelle notion, capable de refléter une représentation originale du réel, détachée, dissociée de l'ancienne. La notion de départ est modifiée et re-construite de manière explicite ou implicite (par le fait même qu'on en distingue et sépare certains éléments). La dissociation est considérée comme un principe, un procédé, une technique de rupture, ayant "pour but de dissocier, de séparer, de désolidariser, des éléments considérés comme formant un tout ou du moins un ensemble solidaire au sein d'un même système de pensée: la dissociation aura pour effet de modifier pareil système en modifiant certaines des notions qui en constituent des pièces maîtresses"; op. cit, t. 1er, p. 256. L'un des nombreux exemples cités par les auteurs est celui qui consiste à dissocier la notion de loi en deux nouvelles notions, l'esprit de la loi et la lettre de la loi, les deux nouvelles notions pouvant être valorisées dans des contextes différents l'une par rapport à l'autre. La dissociation est à distinguer de la rupture de liaison, qui consiste à avancer une opposition par rapport à l'établissement d'une solidarité entre des notions confondues, par le biais d'un mouvement argumentatif, un refus d'admettre l'existence d'une liaison antérieurement acceptée, en postulant que des éléments précédemment associés ne doivent pas l'être (ibid, t. 2ème, p. 550-552). La dissociation est généralement considérée comme un principe sur la base duquel on peut construire des hiérarchies de concepts ou de représentations. Elle se trouve à la base de la plupart des paradigmes scientifiques et conditionne la naissance des systèmes philosophiques et des théories fondant les diverses disciplines. Elle a comme pendant dans le plan de l'expression linguistique une modification de la signification des divers termes ou l'invention de nouvelles désignations pour les représentations dissociées et valorisées.

[4] Je considère que la dissociation apparaît comme reposant sur six opérations fondamentales qui peuvent être partiellement dissimulées: 1) distinction entre les aspects d'une représentation; 2) séparation des aspects incompatibles appartenant à cette représentation; 3) sélection des aspects qui sous-tendent la nouvelle représentation; 4) négation des aspects qui appartiennent à l'ancienne représentation – négation qui les admet pourtant, mais comme extérieurs à la nouvelle représentation proposée; 5) précision, spécification, définition (des aspects) de la représentation proposée; 6) valorisation de la représentation (allant de sa simple présence, ou mention, dans le discours, jusqu'à l'explicitation de ses qualités, de ses caractéristiques supérieures).

[5] J'utilise des notations typographiques que j'ai considérées comme nécessaires compte tenu des divers types de notions et de distinctions utilisées dans la présentation: les caractères gras sont utilisés pour souligner des éléments que je considère comme justificatifs ou illutratifs de l'analyse que je propose; les italiques sont utilisé(e)s pour mettre en évidence: 1) les notions et les concepts que j'emprunte à la théorie de l'argumentation et à la rhétorique; 2) les points de vue que j'identifie comme constitutifs de certains fragments discursifs interprétés argumentativement; les crochets [ ] sont utilisés pour faire renvoi à un fragment du discours de M. Blanchot; les accolades { } sont utilisées pour faire renvoi à des notions identifiées dans le texte de M. Blanchot; les titres et les chiffres entre parenthèses () indiquent les chapitres / sous-chapitres et les numéros des pages de l'édition de L'espace littéraire indiquée dans la note 1 .

[6] L'intimité est, entre autres, la "réalité profonde (de quelque chose)". (Trésor de la langue française)

[7] J'utilise le mot dans un sens suggéré par et rapproché de celui avec lequel l'utilise Gustave Guillaume dans sa théorie du discours.

[8] L'adjectif intime vient du mot latin intimus, superlatif de forme archaïque de intus, “en dedans”. Il n'accepte pas de degrés.

 

 

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